Nous dressons le portrait d’un artisan de seaux en bois qui se lance au défi du monde à travers la création de produits adaptés à notre époque en combinant techniques traditionnelles et designs modernes.
ANAORI : Pour un artisan qui fabrique des seaux, le bois est un élément essentiel. Il doit donc entraîner son œil à discerner la qualité de celui-ci. De quelle manière avez-vous acquis le savoir-faire et les compétences nécessaires pour cela ?
Nakagawa :ANAORI : Nos connaissances en matière d’arbres et de plantes ont évolué de façon spectaculaire au cours des dix à vingt dernières années. Les plantes forment un écosystème actif, et certains chercheurs affirment qu’elles sont même dotées d’intelligence. Notre perception des arbres, et des plantes en général, a bien changé, mais comment pouvons-nous tirer parti de ces recherches pour jauger la qualité du bois et des arbres ? Est-ce que vous vous basez uniquement sur votre expérience et sur les critères qui vous ont été enseignés ?J’ai appris cela seul et en demandant conseil. Mon père avait l’habitude de m’emmener plusieurs fois par an aux marchés du bois organisés à Kiso et à Yoshino depuis que j’étais au collège, et j’examinais ces matériaux. Mais en réalité, la capacité de choisir du bon bois ne se développe pas tant que vous n’achetez pas de bois vous-même. Cependant, après cinq ou dix ans d’achat d’une douzaine de sortes de bois par an, on commence à comprendre quelle sorte de bois convient à notre travail, et à discerner le bon bois du mauvais. En réalité, nous n’achetons pas du bois chez des marchands spécialisés, mais nous nous rendons dans des marchés qui vendent du bois en grandes quantités immédiatement après avoir coupé des arbres dans les montagnes, ou qui les vendent par offre ou par enchère, et qui sont organisés dans des endroits comme des terrains de sport. Nous examinons et regardons alors des dizaines ou des centaines d’arbres un par un.
C’est un peu un pari quand nous achetons du bois, car nous l’achetons en grume, et on ne peut pas demander à ce qu’il soit coupé pour voir son état à l’intérieur. Nous devons faire plusieurs fois le tour de l’arbre, regarder l’état de l’écorce et si elle est gonflée, et essayer d’imaginer ce qu’il y a à l’intérieur à partir de la découpe. Malgré cela, il arrive que l’on constate que le bois est pourri après l’avoir coupé, que la couleur a changé, etc. Il y a donc vraiment une part de hasard. Mais j’y prends aussi un grand plaisir, car il arrive d’acheter du bon bois à bas prix, ou au contraire de payer cher pour du bois de mauvaise qualité. Les discussions qui s’ensuivent font partie de ce plaisir.
Les cernes annuels indiquent de quelle manière l’arbre a poussé, et j’imagine sa croissance en le regardant. Je vais acheter du bois en me disant que cette sorte convient à la fabrication de tel produit ou un autre. Par contre, il arrive que ma femme se plaigne que je ne rentre pas avant un bon moment quand je vais acheter du bois.
Nakagawa :Non. Le bois que j’utilise le plus souvent, ou que mon père et mon grand-père utilisaient plus souvent que moi, dispose de cette somme d’informations qui leur a été transmise. Tout en me référant aux nouvelles recherches qui sont publiées, j’achète du bois et je l’utilise.
Je ne me fie pas qu’à mon expérience, mais j’utilise aussi des données telles que le taux d’humidité, le module de Young, la résilience du bois lorsqu’il est étiré ou contracté, etc. Et je pense que la chose la plus importante est qu’autrefois, il existait un véritable culte du bois naturel. Une forêt naturelle est une forêt où personne n’intervient dans la croissance des arbres : on laisse les graines se disperser et l’arbre pousse et grandit pendant des centaines d’années. À l’inverse, une forêt artificielle est une forêt où les arbres sont coupés en montagne, puis plantés par les alpiculteurs, qui font ensuite pousser les arbres sur plusieurs générations en émondant les branches.
Parmi ces deux courants de pensée, celui du bois naturel a perduré longtemps dans le secteur du bois. Mais coupez du bois naturel, et tout est fini. Après, il ne reste plus qu’à attendre que les graines tombent d’elles-mêmes. Mais dans le cas des forêts artificielles, les hommes sont impliqués dans une certaine mesure avec la nature pour faire pousser les arbres, et il s’agit donc d’un écosystème plus durable. Dans le cas du Japon, et en particulier pour les arbres de Yoshino, il y avait un système de production de bois depuis environ 500 ans, avec des personnes travaillant en harmonie avec les montagnes, et ces arbres ont donc plusieurs avantages. À de nombreux égards, ces avantages sont au même niveau que les arbres naturels, voire à un niveau plus élevé.
C’est pourquoi, même de nos jours, quand on dit qu’une table a été fabriquée à partir d’un seul morceau de bois naturel, on pense qu’elle est de grande valeur, mais selon moi, un arbre qui a été entretenu par des êtres humains pendant 500 ans, soit sur plus de 10 générations, a une valeur qui soutient la comparaison avec celle du bois naturel. Sur le plan de l’écosystème, je pense que c’est même plutôt ce bois artificiel qui a de la valeur. C’est le genre de choses que révèlent les recherches récentes, et que je prends en compte pour acheter du bois.
ANAORI : Quelle sorte de bois utilisez-vous concrètement ?
Nakagawa :Il n’y a pas tant de sortes de bois utilisées pour les seaux en bois que ça, surtout pour les nôtres. On trouve environ cinq sortes que nous utilisons principalement : le cyprès du Japon, le faux cyprès sawara, le pin parasol du Japon, le cèdre du Japon et le cèdre lignitisé, que l’on trouve enterré sous des cèdres. Ce sont les cinq principaux types d’arbres que nous utilisons pour nos seaux, qui sont de l’ordre des conifères. Leur particularité est qu’ils ont une teneur en huile plus élevée que les arbres feuillus, et ils sont donc très résistants à l’eau. Les seaux sont essentiellement des récipients pour l’eau, c’est pourquoi nous choisissons du bois qui y est résistant.
Par ailleurs, si l’on compare ces deux types d’arbres, les conifères ont des feuilles en forme d’aiguilles, tandis que les feuillus ont des feuilles larges, qui correspondent à ce que l’on imagine lorsque l’on entend le mot « feuille ». Une autre différence est que les conifères sont moins enclins à se déformer, à se tordre et à se fissurer. Au contraire, les feuillus ont tendance à se déformer et à se plier lorsque l’on en fait des planches, en raison de l’assèchement de l’humidité. Les conifères sont moins sujets à ce phénomène. En mouillant le bois, il devient humide. Si on le mouille puis qu’on le sèche et qu’on répète ce cycle, on se rend compte que les conifères sont plus résistants, et c’est pour cela qu’on utilise principalement ces derniers.
Parmi ceux-ci, c’est le pin parasol du Japon qui résiste le plus à l’eau, et c’est pour cela qu’il est souvent utilisé pour les baignoires et les accessoires de bain. Ensuite, on retrouve le cyprès du Japon qui est également utilisé pour les baignoires. Mais une autre de ses caractéristiques est sa très bonne odeur. Les Japonais apprécient souvent celle-ci, et nous utilisons donc ce bois pour les matériaux de construction, ou à pour des objets d’intérieur tels que les seaux à champagne, dont se dégage l’arôme du cyprès quand on y verse de l’eau.
Le faux cyprès sawara, utilisé pour les boîtes à riz et les seaux à sushi, a un arôme très doux et léger, il est donc utilisé comme récipient pour les plats de cuisine et comme contenant pour le riz. Chaque bois a ses propres caractéristiques, et nous utilisons chacun d’entre eux selon l’occasion. Enfin, le bois de cèdre était à l’origine utilisé pour les barils servant à brasser le saké, il se prête donc très bien aux récipients pour boissons et est donc souvent utilisé pour les guinomi (coupe de grande taille utilisée pour servir le saké) et les chirori (récipient servant à réchauffer le saké).
ANAORI : On ne peut pas parler de seau sans parler de cercle. Pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ?
Nakagawa: Personnellement, je pense toujours à mélanger les bonnes choses d’antan à des choses nouvelles. Pour le style traditionnel, on utilise souvent des cercles en bambou tels que ceux-ci, qui ont sûrement été utilisés depuis plusieurs siècles. Cependant, le bambou commençait à se fissurer et à se défaire après une utilisation prolongée, si bien qu’à partir de la période Edo environ, on a commencé à utiliser des métaux tels que du fil de fer et du cuivre. Pour notre part, nous utilisons principalement des cercles argentés avec un alliage de métal nommé le maillechort.
L’un de ses avantages est son aspect esthétique. L’autre avantage de ce matériau que l’on utilise aussi pour les ressorts est qu’il épouse bien la forme du bois lorsqu’il se dilate et se contracte, ce qui arrive lorsque les seaux en bois absorbent de l’eau et sèchent, et grâce à cela le cercle se détache difficilement. C’est pour cette raison que je l’utilise souvent ces derniers temps. Si on utilise un cercle en cuivre (matériau plutôt malléable), lorsque le bois se dilate, le cercle se dilate aussi, mais lorsque le bois sèche, le cuivre ne se contracte pas, ce qui fait que le cercle se détache et tombe. Depuis environ cinq ans, j’étudie ces nouveaux matériaux et je les utilise à la place des anciens si je trouve qu’ils sont plus adaptés.
Comme le prouve l’expression japonaise très courante qui dit que « les cercles se défont » (signification : agir par excès après avoir été libéré de quelque chose qui nous restreignait), les cercles représentent une partie essentielle des seaux en bois. Ces derniers sont constitués de plusieurs pièces de bois, qui sont maintenues ensemble par les cercles. À première vue, on ne dirait pas qu’il y a tant de pièces de bois qui sont superposées que ça, mais c’est cela qui rend le cercle exceptionnel. Comme on peut le voir, la structure est composée de plus de 10 pièces minces, qui sont reliées entre elles à l’aide de ce cercle. La planche du fond est insérée à l’intérieur, et tandis qu’une force tente de dilater cette planche et le seau, le cercle exerce une force contractile sur le seau. C’est l’équilibre de ces forces qui maintient la forme du seau. Le cercle n’est donc pas un simple élément de décoration, mais l’un des éléments les plus importants.
ANAORI: Au contraire des produits en plastique jetables, les produits artisanaux ont un rapport avec les personnes qui les achètent qui durent des décennies, voire dans certains cas, plusieurs générations. Qu’en est-il des seaux ? Votre relation avec les clients et le processus de réparation sont-ils en train de changer ?
Nakagawa:À l’origine, les produits de l’artisanat traditionnel ont pour principe de base d’être utilisés durablement, en étant réparés et entretenus au besoin. Il en va de même pour les seaux, dont la structure leur permet d’être réparés et entretenus facilement. Lorsqu’on retire le cercle, il reste de la colle, mais en plongeant les pièces dans de l’eau chaude, celles-ci se détachent. Il ne reste alors qu’à remplacer les pièces endommagées par des neuves et à réassembler le seau. Ainsi, de la même manière que le corps humain, dont les cellules qui meurent sont remplacées par des nouvelles, on peut utiliser les seaux indéfiniment en continuant de remplacer les parties endommagées.
Parmi les produits qui ont été renouvelés et dont la structure permet une utilisation infinie, j’ai trouvé intéressante la réparation d’un seau que l’on m’a amené de Koyasan, à Nara, et qui servait d’abreuvoir pour cheval depuis environ 200 ans. Autrefois, certaines personnes se rendaient aux temples à cheval. Il y a deux cents ans, il était de coutume de laisser un seau rempli d’eau devant sa porte pour que les chevaux de visiteurs puissent y boire, et on m’a demandé de réparer un tel seau. J’ai demandé à mon client s’il l’utilisait encore, et il me répondit que les personnes qui venaient lui rendre visite venaient toutes en voiture, mais qu’il posait encore par coutume ce seau d’eau devant sa porte quand il recevait de la visite, et que c’est pour cela qu’il voulait que je le répare.
En regardant ce seau utilisé depuis près de 200 ans, j’ai vu des traces de réparations qui devaient dater d’il y a environ 100 ans, et d’autres de 50 ans. Le seau a tellement été utilisé qu’il était presque entièrement noir, mais à certains endroits, la couleur était un peu plus claire. J’ai alors remplacé deux pièces endommagées avec du bois neuf, et tout le reste était noir. En réparant ce seau, je me suis alors dit que des pièces de maintenant se mêlaient à des pièces vieilles de 200, 100 et 50 ans pour former une sorte de mosaïque, et que ce seau continuera d’être utilisé alors que toutes ses pièces finiront par être remplacées.
À l’époque où il y avait encore beaucoup de fabricants de seaux, c’est-à-dire près d’un par ville, il était facile de les réparer et de les entretenir. On m’a dit que l’on envoyait alors des enfants aller faire resserrer le cercle chez le fabricant de seaux du coin, comme si on les chargeait d’une commission. Mais maintenant qu’il est même difficile de trouver un fabricant de seaux, des personnes de tout le Japon m’envoient des seaux pour les réparer, alors qu’autrefois, c’était la personne qui fabriquait les seaux qui était chargée de les réparer.
Ce que je trouve amusant quand cela arrive, c’est qu’en démontant puis réassemblant un seau d’un autre artisan, on peut découvrir des processus de fabrication différents du nôtre. On se rend compte alors qu’il accordait de l’importance à telle ou telle partie de son travail. Même si je ne connais cet artisan d’autrefois ni d’Ève ni d’Adam, j’ai l’impression de pouvoir discuter avec lui en réparant son ouvrage.
ANAORI : Mis à part maintenant en raison de la situation actuelle, vous avez souvent voyagé à l’étranger et eu de nombreux contacts avec des pays étrangers. Dans ce cadre, je pense que vous aurez constaté la place de la fabrication des seaux au Japon, et les différences avec les techniques et traditions similaires dans d’autres cultures.
Nakagawa : Oui, avant la COVID, je me rendais à l’étranger sept ou huit fois par an, pendant presque deux mois chaque année, parce que j’exposais dans des foires et des salons à l’étranger, mais cela n’est maintenant plus le cas. Mais ce que j’ai découvert à l’étranger, c’est que les seaux en bois étaient en fait utilisés dans le monde entier jusqu’à il y a environ 100 ans. Les seaux en bois ont disparu en raison de la généralisation des produits en plastique et autres produits industriels. En Europe, où je vais souvent, on peut voir beaucoup de seaux et de tonneaux dans les illustrations des vieux livres, mais en réalité, ceux qui sont principalement utilisés dans la vie quotidienne sont les tonneaux pour le vin et pour le whisky. Il ne reste plus que les tonneaux de brassage, et dans les foyers, on n’utilise presque plus ni seaux en bois ni tonneaux.
En ce sens, il en reste plus au Japon. Pour faire court, si on a cessé d’utiliser les seaux il y a plus de 100 ans, il fut un temps, jusqu’à il y a environ 40 ans, où on pouvait trouver au moins un seau dans chaque foyer. Mais comme il y a un intervalle de près de 100 ans, lorsque j’apporte un seau en bois comme celui-ci, je pense qu’il donne une impression de nostalgie mais aussi d’originalité. C’est surtout le cas en Europe, où il est fréquent de peindre les seaux en bois, mais aussi l’extérieur des tonneaux. Mais des seaux complètement en bois brut comme ceci y constituent un spectacle rare. C’est en tout cas l’impression que j’avais.
C’était donc souvent perçu comme quelque chose de vieux mais de nouveau venant du Japon, ce qui était une expérience nouvelle pour moi. C’est la raison pour laquelle il est facile d’établir un lien avec le design. Lorsque je présente mes œuvres dans des salons internationaux, je reçois de nombreuses demandes de designers qui souhaitent collaborer avec mes techniques. Je pense donc que cela doit constituer quelque chose d’inédit à l’étranger.
D’autre part, c’est le côté nostalgique qui est au premier plan au Japon. On me dit souvent de faire de mon mieux pour préserver cette culture d’antan, mais si les personnes qui me disent ça n’achètent rien, comment veut-elles que je la préserve ? Malgré tout, je souhaite au contraire que ce sentiment de nostalgie reste présent, même si mes seaux ne sont pas utilisés dans la vie de tous les jours. Même si je souhaite que ce côté nostalgique perdure, il a malheureusement tendance à faiblir.
Et sans les subventions du gouvernement ou de la préfecture, cette culture finira par disparaître. Si l’on souhaite laisser derrière nous le seau en bois comme technique vivante, il est préférable qu’il soit perçu de manière positive comme une nouveauté venue d’outre-mer, car cela démontre son potentiel, et c’est pour cela que nous nous lançons au défi du marché étranger.
Dans la partie suivante, qui sera aussi la dernière, nous vous présenterons comment le couvercle en bois du kakugama a été développé.
Ne manquez surtout pas ça!
Photographe : Kentaro Kumon
Profil
Shuji NakagawaNAKAGAWA MOKKOUGEI / Japon Né à Kyoto en 1968. Diplômé de la Faculté des Arts de l'Université Seika de Kyoto, spécialisation en art tridimensionnel, en 1992. Après avoir obtenu son diplôme, il a étudié sous la direction de son père Kiyotsugu (un trésor national vivant et détenteur d'importants biens culturels immatériels) au NAKAGAWA MOKKOUGEI. Depuis 2003, il dirige le NAKAGAWA MOKKOUGEI Hirakoubou à Otsu, dans la préfecture de Shiga, en tant que troisième successeur. |
1996: Remporte le prix d’excellence à l’exposition d’art et d’artisanat de Kyoto
1998: Remporte le grand prix à l’exposition d’art et d’artisanat de Kyoto
De 2001 à 2005: il a enseigné à temps partiel à l’Université des arts et du design de Kyoto
2010: Conçoit une glacière de champagne officielle pour Dom Pérignon
2016: Le tabouret KI-OKE STOOL en cèdre lignitisé rejoint la collection permanente du V&A Museum à Londres, en Angleterre
2016: Le tabouret KI-OKE STOOL en cèdre lignitisé rejoint la collection permanente du Musée des Arts décoratifs de Paris
2017: Finaliste du Loewe Craft Prize
2021: Vainqueur du 1er Grand Prix de la culture japonaise
2021: Vainqueur du 13e Prix de la création de tradition
Il a notamment participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives au Japon et à l’étranger. Il également est membre du groupe de jeunes artisans traditionnels GO ON à Kyoto depuis sa fondation.